Ingeborg Bachmann est une poétesse et écrivaine autrichienne, née en 1926 à Klagenfurt en Autriche et morte en 1973 à Rome.
Toute personne qui tombe a des ailes,
Edition Gallimard, 2015 Édition bilingue
traduction : Françoise Rétif
*
Mes cris, je les perds
comme un autre perd
son argent, ses pièces de monnaie,
son cœur, mes grands cris,
je les perds
à Rome, partout, à
Berlin, je perds
dans la rue des cris,
Authentiques, jusqu'à ce que
mon cerveau devienne rouge sang
à l’intérieur, je perds tout,
il n'y a que la terreur
que je ne perde pas, que
l'on puisse perdre ses cris
chaque jour et
partout
*
Le ton retrouvé
Trouvé le ton
quoi de plus, le ton
puis la limite du son
qui n'a pas cours
le mur du son
là c'est si solitaire
solitaire, que rien
n'y parvient, pas de vol,
qui transperce cela
au mur du son
une plainte d'un
corps, qui
blessé et vieillissant
avec sa ration
Une ration
de raison, une ration
de bonheur, cela, le plus souvent,
suffit, une ration
*
Pas de délicatesses
Plus rien ne me plaît
Dois-je
affubler une métaphore
d'une fleur d’amandier ?
crucifier la syntaxe
sur un effet de lumière ?
Qui se creusera les méninges
pour des choses aussi superflues -
J'ai appris à prendre en considération
les mots
qui sont là
(pour la classe inférieure)
Faim
Infamie
Larmes
et
Ténèbres.
Les sanglots non raffinés,
le désespoir
(et je désespère même du désespoir),
la grande détresse,
la maladie, les coups de la vie, je m'en arrangerai.
Je ne néglige pas l’écriture,
mais moi.
Les autres savent
Dieu merci
s’accommoder des mots.
Je ne suis pas mon assistant.
Dois-je
faire prisonnière une pensée,
l'évacuer dans une cellule éclairée de la phrase ?
alimenter œil et oreille
de bouchées de mots de premier choix ?
analyser la libido d'une voyelle,
enquêter sur les qualités d’amant de nos consonnes ?
Faut-il,
avec le crâne grêlé,
avec une crampe dans cette main à force d’écrire,
sous la pression de trois cents nuits,
déchirer le papier,
balayer les opéras de mots ourdis
détruisant ainsi : je tu et il elle ça
nous vous ?
(Laisse donc. laisse les autres.)
Ma part, ça doit se perdre.
*
Le poème au lecteur
Qu'est-ce qui nous a éloignés l'un de l’autre ? Si je me regarde dans le miroir et interroge, je me vois à l’envers, une écriture solitaire, et je ne me comprends plus moi-même. Dans ce grand froid qui règne, nous nous serions froidement détournés l'un de l’autre, malgré cette amour insatiable l'un pour l’autre ? Je t'ai certes jeté des mots fumants, brûlés, laissant un arrière-goût méchant, des phrases tranchantes ou bien émoussées, sans éclat. Comme si je voulais accroître ta détresse et avec mon entendement t'exclure de mes contrées. Tu venais à moi si confiant, parfois même balourd, tu exigeais un mot qui embellît la vérité ; tu voulais aussi être consolé, et je ne connaissais pas de consolation pour toi. La cogitation non plus ne relève pas de mes fonctions.
Mais un amour insatiable pour toi ne m'a jamais quitté et je cherche à présent dans les décombres et les airs, dans le vent glacé et sous le soleil, les mots pour toi qui me jetteraient de nouveau dans tes bras. Car je languis loin de toi.
Je ne suis pas un tissu, pas de cette étoffe qui couvrirait ta nudité, mais j'ai l'éclat de toutes les étoffes, et je veux éclater dans tes sens et dans ton esprit comme les veines d’or dans la terre, et de ma lumière, de mon lustre, je veux te transpercer, lorsque le noir incendie, ton être mortel, se déclare en toi.
Je ne sais pas ce que tu attends de moi. Pour le chant que tu pourrais entonner pour gagner une bataille, je ne vaux rien. Devant les autels, je me retire. Je ne suis pas un conciliateur. Toutes tes affaires me laissent froid. Mais pas toi. Tout sauf toi.
Tu es tout pour moi. Que ne voudrais-je être pour toi ! Je voudrais te suivre, lorsque tu seras mort, me retourner vers toi, même au risque d'être pétrifié, je voudrais résonner, émouvoir jusqu’aux larmes les animaux qui restent et amener la pierre à fleurir, de chaque branche exhaler le parfum.
Terra Nova
Reposer dans un visage sombre
dans une main noire
reposer dans un mot je viens à quatre heures
pourquoi n'es-tu pas
venu, reposer
se venger de tout ce qui est blanc
était blanc, sera blanc,
pratiquer la vengeance et le deuil
dans une main lente
dans la mine de charbon
dans le scintillement dense
de simplement faire du bien,
le faire mieux, mêler
ce qui doit être mêlé,
transformer ce qui doit être formé
dans le four éteint, dans lequel
quelqu'un souffle sur mon cœur,
afin qu'il retrouve
un peu de son ardeur,
Et la suie ruisselle
de son visage sur le mien,
Mêler les races
afin que le blanc devienne clair
et que le noir devienne sombre
et le rire clair-obscur
rire
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